LES GENS DU MARAIS

18/09/2021

Il est un lieu magique et mystérieux, paisible et pourtant source de vie. C'est un marais, un immense marais : le padule* de Vecchiano.

Enfant, puis adolescente, j'y ai passé des heures en compagnie de mon grand-père -nonno-. Lui ramait et moi, tapie au fond de la barque, je me laissais bercer par le clapotis de l'eau, le froissement des roseaux et la voix de nonno Rinaldo.

Je l'entends encore me conter les récits de son enfance, parlant doucement pour ne pas effaroucher les poissons, les oiseaux et tous les autres habitants de ces lieux ; me contant la beauté et la richesse du padule, ses dangers aussi.

Je ferme les yeux et je nous revoie en ce bel été où je l'écoutais religieusement me parler de son père et de la première fois où il l'avait accompagné au Padule...

Situation du Marais, Padule
Situation du Marais, Padule
Lac Massaciuccole
Lac Massaciuccole
Padule de Vecchiano
Padule de Vecchiano
Pêcheurs dans les marais
Pêcheurs dans les marais

« ...Depuis l'époque médiévale, il était d'usage que les grands propriétaires terriens (ecclésiastiques, nobles ou grands bourgeois) cèdent aux habitants des campagnes de petites parcelles de terre, de bois, de colline ou encore de marais, sans obligations de verser ni taxe ni impôt. Ainsi ces paysans pouvaient y pêcher, y chasser ou faire paître leurs animaux à leur convenance et améliorer leur quotidien.

Cela concernait aussi la Selva Palatina* couverte de forêt dense et de marais (actuel parc naturel Migliarino - San Rossore - Massaciuccoli) et en particulier ses terres marécageuses. Les habitants de Vecchiano pouvaient, par droit coutumier, exploiter une partie du marais : pâture, pêche, chasse, coupe du roseau...

Bien sûr, cela ne fut pas chose simple et sans bagarres, à de nombreuses reprises au cours des siècles les Vecchianesi durent brandir les fourches pour défendre ces droits que les nobles et les bourgeois voulaient abroger afin de s'approprier à nouveau ces terres !

Tes arrières grands-parents, Angiolo et Annunziata, étaient de petits métayers, la vie était dure au village, la plus part des habitants étaient pauvres, ce grand marais et le lac étaient essentiels pour notre survie.

Quand j'étais enfant tout le monde en profitait, la plus part des hommes et des femmes, connaissaient le Padule comme leur poche. Malgré les cris et les claques des parents, " c'est dangereux ", c'était un fabuleux terrains de jeu pour nous les enfants : baignade, pêche à mains nues, cache-cache dans les roseaux....

Cela se transmettait de génération en génération : le père de mon père était déjà padulaio*, puis mon père et moi maintenant. J'étais l'aîné de 5 enfants et mon père m'a initié très tôt à ce milieu si particulier qu'était le marais, à la grande contrariété de ma mère qui, elle, rêvait pour moi d'un autre destin, peut-être... agriculteur ou carrier. Au moins un métier où je n'aurai pas à passer les nuits dehors dans l'humidité, sans risques pour ma santé car à l'époque la malaria sévissait encore.

Je me souviens encore de la première fois que mon père m'y a emmené, je devais avoir 7 ou 8 ans donc vers 1910 et en ce temps là tout était différent...

Nous étions partis vers 4 heures, la route qui menait au lac et au marais était longue, on la parcourait à pied. Nous habitions au Fornace, un hameau de Vecchiano, sous les pentes du mont Castello, de là bas on pouvait voir toute la vallée du Serchio*jusqu'à la mer au loin.

Cette nuit là, la lune était pleine et la route bien visible, mon père aurait pu la parcourir les yeux fermés, mais pour un enfant ce chemin était difficile, de plus, intrigué par la succession de bruits et d'odeurs émanant des bas côtés je traînais un peu le pas... jusqu'à la Grosse Fontaine, le chant des grillons, le parfum des lavandes et le cri de la chouette laissaient deviner la présence du mont.

A partir de cet endroit,  les sons changeaient, le clapotis de l'eau, le coassement des grenouilles et la fuite d'une poule d'eau apeurée laissaient deviner la proximité d'un petit lac et d'un trou d'eau, de jour on y voyait des lavandières et des patres y faisant boire leurs animaux.

Entre temps la lune s'était voilée d'une légère brume et le vent qui soufflait de la colline s'était renforcé, tout à coup, un lapin de garenne s'enfuit presque sous nos pieds jusque dans les champs de maïs mûrs et les lucioles nous tenaient compagnie. Plein de curiosité, mes questions fusaient au rythme de mes pas...Je sentais mon père contrarié mais il me dit juste de faire plus attention, en effet à cet endroit il y avait deux grands sillons parallèles sur la route, creusés par les roues des barocci* qui charriaient les blocs de pierre. Ces pierres, extraites de la carrière au dessus de chez nous, étaient ensuite chargées sur de grandes barques et transportées ainsi jusqu'à Viareggio pour la construction du port. Mon père m'expliqua que les barques étaient tirées par deux cordes depuis les berges du petit canal, jusqu'au lac où on les chargeait sur des bateaux à voiles.

Le trajet s'animait des récits de mon père et le temps passait vite sous mes rafales de questions !

Désormais nous approchions du lac, l'odeur de la tourbe nous emplissait les narines, cette terre noire arrachée au marais. Le chant des grenouilles et le claquement des poissons dans l'eau des canaux de chaque côté de la route, rompaient le silence de la nuit et l'humidité détrempait nos vêtements. L'aube arrivait quand nous sommes tombés sur Rigoletto, le pêcheur de grenouilles, La nuit elles se cachaient sur les bords au raz des canaux entre les herbes. A l'aide d'un filet fait de vieux sacs de toile et armé d'un bâton, il tapait dans les herbes pour faire sauter les grenouilles dans ce filet. Les grenouilles une fois nettoyées et frites finissaient sur la table de bon nombre de villageois !

Enfin nous étions arrivés à notre barque, mon père me demandât de ne pas faire de bruit, même si, à cette période, la chasse était fermée il était bien de prendre l'habitude d'être silencieux pour éviter de déranger les oiseux nichant dans le marais, mais aussi parce qu'en période de chasse il y a des règles et la première en est   de retirer le plus doucement possible la chaîne de la barque, sans faire de bruit, pour ne pas s'attirer les foudres des chasseurs !

Lac Massaciuccoli
Lac Massaciuccoli
Padule bordure lac Massaciuccoli
Padule bordure lac Massaciuccoli
Capanone
Capanone

A ce moment , une canne qui couvait dans le marais chanta d'une grosse voix  me faisant sursauter.

Mon père m'aida à m'assoir dans la barque, il fallait rester immobile au risque de chavirer, le bateau glissait sur l'eau sans un bruit. En ce lieu seuls les bruits de la nature devaient régner, ceux qui fréquentaient le marais connaissaient cette loi immuable transmise depuis des siècles.

Je me demandais où nous allions et mon père, comme s'il m'avait entendu, me dit, qu'avant d'aller au cabanon, il souhaitait jeter un œil aux nasses ; peut-être y aurait-il une tanche ou quelques anguilles, de quoi faire un bon risotto pour ce soir.

A la première qu'il tira de l'eau ... un beau brochet, si nous n'avions pas de tanche, le brochet grillé à la braise ferait l'affaire, "tu aimeras ça" me dit mon père. Nous espérions lever quelques anguilles, frites c'est un délice et accompagnées de pastaciutta *c'est encore meilleur !

Après avoir relevé toutes les nasses, nous étions arrivés sur le lac, l'aube était là, l'eau était d'un calme absolu et au loin, à l'entrée du Padule de Lucca, se profilaient les voiles des bateaux chargés de pierres,

A compter de ce jour, j'accompagnais mon père à chaque fois qu'il allait dans le marais. Puis, il n'y eut pas un jour de ma vie d'homme où je ne m'y soit rendu, seul, avec un ami ou en compagnie de ton père, de ses frères, refaisant les mêmes gestes, revivant les mêmes sensations que cette première fois. Au désespoir de ma mère, je suis devenu un padulaio qui ne partage plus ces anecdotes qu'avec sa petite fille et les vieux du village. Les temps changent..."


Je ne savais pas alors que ce matin de 1973 serait le dernier de notre complicité, que jamais plus je n'aurai l'occasion de l'entendre me chuchoter ses souvenirs et que jamais plus je ne glisserai au fils de l'eau, entre les herbes, les sons et les odeurs de ce marais de Vecchiano si cher à mon cœur .

Remaillage d'une nasse
Remaillage d'une nasse

En mémoire de mon père ( 3 juin 1930 - 2 janvier 2009)

et de mon grand-père (30 septembre 1902 - 9 janvier 1992).

Merci à mon ami Massimo CERRI , mémoire du vieux Vecchiano.



Notes :

*Padule : marais, vaste territoire à proximité de l'embouchure du Serchio ,origine d'un lac côtier : lac de Massaciuccoli

*Selva Palatina : À l'époque romaine, les zones qui forment l'actuel parc naturel de Migliarino- San Rossore-Massaciuccoli, constituaient une partie des marais salants de l'ancienne lagune qui jusqu'au VIe siècle s'étendait au sud jusqu'à la ville de Pise. Ce territoire, couvert de bois épais, s'appelait Selva Palatina

*Padulaio : homme des marais, qui vit du marais.

*Serchio : le 3e fleuve de Toscane après l'Arno et l'Ombrone et le 2e pour son débit. D'une longueur de 111 km, il parcourt les provinces de Lucques et de Pise.

*Barocci : charettes

*Pastaciutta : pâtes accompagnées de sauce tomate, beurre et parmesan ou fruits de mer.

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